1er Congrès de l'Afea / 21-24 septembre 2011
Paris (France)
Les pratiques numériques
Sophie Houdart  1, *@  
1 : Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative  (LESC)  -  Site web
CNRS : UMR7186, Université de Paris X - Nanterre
21 Allée de l'université F-92023 92023 NANTERRE CEDEX -  France
* : Auteur correspondant

n'ont pas manqué de susciter l'intérêt des sciences sociales qui ont été promptes à reconnaître en elles une véritable révolution. L'analyse des pratiques numériques reste toutefois, dans ces perspectives, un champ à part (comme si le numérique, de par sa nouveauté, ne pouvait s'appréhender que par lui-même), et est dominée par des axes de recherche tentant d'en restituer la singularité radicale : hypertextualité, virtualité (nourrie aux deux mamelles de la matérialisation et de la localisation) et gestion des données sont ainsi les trois mots d'ordre qui balisent le champ de réflexion des pratiques liées à l'ère numérique. Au cours de cette session, il s'agissait d'introduire, au moyen d'ethnographies, la possibilité d'envisager les choses autrement en conférant aux éléments constitutifs des technologies numériques à la fois une ontologie (entendons par là une certaine autonomie et des modes d'action spécifique) et une matérialité – une matérialité d'un certain type, qui engage ceux qui la manipulent dans des actions singulières, comme le recours à des logiciels ou des bases de données. Dès lors qu'on aborde les technologies numériques en considérant les qualités et propriétés de la matière numérique, surgissent sous un nouveau jour des questions comme celle de la maniabilité : Comment, par exemple, concevoir un espace d'accumulation que l'on puisse manier ? Comment infographie-t-on les objets ? De quelle nature sont les relations entre des êtres numériques ? Quelle espèce de concrétude ou de matérialité offrent les panoplies numériques ? Plutôt que sur l'opposition bancale entre réel et virtuel, entre vérité et falsification, ou suivant l'impact des technologies numériques sur les pratiques de savoir contemporaines, nous avons cherché à rendre compte de certains des modes d'existence des êtres numériques en les envisageant dans toute leur complexité.

Dans cette perspective, Sophie Houdart s'est intéressée à la constitution et aux usages des bases de données d'images servant à la composition de dessins en perspective, conçus par ordinateur, dans les agences d'architecture. Véritables catalogues destinés à « booster » l'imagination, ces bases de données affichent des procédés d'ontologisation du réel singuliers, en mettant sur un même plan des objets figuratifs hétérogènes : des éléments d'architecture, des cieux, des arbres, des artefacts et aussi des personnages humains. En suivant, Nicoletta Tiziana Beltrame a présenté ce que fait la numérisation à une base de connaissances muséale, en l'occurrence celle des objets exotiques du musée du quai Branly. Elle a montré comment le transfert des informations du papier au numérique implique une traduction des données qui sont ainsi reconfigurées. Les changements de matière et de place des données engendrent la création de nouvelles trajectoires de construction du savoir sur les collections du musée, grâce aux possibilités de manipulation permises par la matière numérique. Dans ce cadre, la technologie numérique, loin d'être perçue comme medium de l'action humaine dont il en serait l'extension, est traitée comme un milieu ambiant où coexistent des entités hétérogènes provenant de la sphère de l'infinitésimal qui, ensemble, sont constitutives de la société de l'information. Sur la base d'une ethnographie qu'il mène depuis cinq ans au sein d'un jeu web francophone franco-belge dénommé « Mountyhall, la terre des trõlls », Manuel Boutet a décrit comment, sur cet espace de jeu en ligne, la socialisation mêle rapports aux humains et aux techniques. Il a montré en particulier qu'un des modes de transmission entre joueurs des connaissances informelles sur le « face à écran » est la construction et le partage de styles. Les « styles » portent deux propriétés : l'absence de style suscite le soupçon chez le praticien expérimenté ; et chaque style est une mise en concordance d'éléments hétérogènes. La dynamique stylistique est ainsi dans les mondes numériques l'un des outils de la construction des identités collectives, y compris dans leurs aspects hors ligne, sans nécessiter ni rencontre ni explicitation – lesquelles peuvent parfois détruire la spontanéité des rapports entre participants. Christine Jungen a ensuite présenté certains résultats de l'enquête qu'elle mène en Egypte auprès des institutions spécialisées dans la conservation d'archives ou de manuscrits. Elle a montré comment, dans ces institutions engagées aujourd'hui dans une numérisation à grande échelle de leurs fonds, la numérisation offre un éventail de possibilités et outils inédits pour copier, reproduire et manipuler un document. Elle a abordé les pratiques de numérisation comme des opérations de traduction (de matières, d'informations, de qualités) qui déstabilisent un document, en décentrent l'identité, en décalent les rapports entre fond/forme, original/copie, et fabriquent de nouvelles entrées pour saisir et « pénétrer » les documents. Anouk Cohen a montré comment, à Casablanca et à Rabat, les pratiques du livre, de la lecture, de l'écriture et de l'édition sont en train d'être redéfinies, notamment par l'émergence des nouvelles technologies. Elle a montré comment, lors de la phase de composition, un document change de matérialité en se voyant attribuer une nouvelle structure obtenue à partir de la réorganisation d'une substance numérique. Le travail de mise en page est réalisé par un compositeur qui n'agit pas seul mais doit tenir compte du caractère ainsi qu'obéir à la nature de la lettre et à l'autorité qu'elle exerce. Dans quelle mesure les caractères imposent-ils au metteur en page d'avoir recours à des pratiques spécifiques ? Et quelles sont-elles ? Au Maroc, le secteur du livre est bilingue, une particularité qui conduit à interroger l'autorité du caractère arabe et du caractère français et à voir dans quelle mesure ils interfèrent différemment sur les pratiques de mise en page. Enfin, Isabelle Rivoal a permis d'agencer pratiques numériques et politiques. Le Liban contemporain se caractérise par des oppositions virulentes entre partis politiques. La parodie, les sketchs, les insultes sont une dimension centrale de la politique au quotidien dans cette société où il n'y a d'existence sociale qu'en relation à des leaders (za'îm). C'est dans ce contexte que la manipulation des outils numériques a pris une dimension importante pour les jeunes libanais. Sur la base de discours et images diffusés sur YouTube, elle s'est attachée à dégager les opérations de manipulation autour de la figure du leader et du jeu politique comme stratégies d'appropriation par les jeunes d'un positionnement politique. Elle a cherché à comprendre comment ces créations circulent selon un mode d'existence propre et agissent en construisant des modalités relationnelles particulières.


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