Depuis l'intensification en 1997 du conflit armé dans le Pacifique colombien et notamment dans les deux régions voisines de l'Urabá et du Bas Atrato, les modalités de territorialisation des groupes armés sont devenues particulièrement floues et mouvantes. Les lignes de partage du territoire sont susceptibles de se modifier en permanence en fonction de l'évolution du rapport de forces entre les groupes armés et en fonction des stratégies changeantes d'emprise territoriale des groupes de guérilla et des groupes paramilitaires. Aujourd'hui, le processus, resté largement incomplet et inachevé, de démobilisation des groupes paramilitaires (2003-2009) et l'emprise sociale détenue par les nouvelles bandes armées [bacrim] issues des milices paramilitaires, contribuent largement à accentuer le climat d'incertitude vécu par les habitants locaux.
Dans ce contexte de forte incertitude sociale et politique, des regroupements fragiles de personnes déplacées par la guerre ont permis, à partir de 1997, de délimiter progressivement une série d'espaces protégés par rapport au conflit armé. S'appuyant sur les réseaux d'action de l'Église et sur ceux du droit international humanitaire et des organisations paysannes ethnopolitiques, différentes logiques collectives de refuge, d'entraide et de prise de parole contre la violence ont émergé au sein de regroupements de [desplazados], c'est-à-dire de personnes déplacées par la violence du conflit armé.
En Urabá, dans la localité rurale de San Jose de Apartado, s'est formée à partir du mois d'avril 1997, une première “communauté de paix” regroupant plusieurs dizaines de familles de [desplazados]. Puis, sur le modèle de cette première initiative de “résistance” au conflit armé et à la stratégie de déplacement forcé des groupes armés, se sont créées à partir de 1998, plusieurs “communautés de paix” aux alentours du bourg de Riosucio, dans la zone du Bas Atrato. Enfin, depuis une dizaine d'années, différentes “zones humanitaires” ont été délimitées dans les rivières Cacarica, Jiguamiando et Curvaradó. Ces dernières regroupent aujourd'hui plusieurs centaines de familles paysannes qui se consacrent principalement à la pêche artisanale et à la petite polyculture de subsistance. Avec le soutien de l'Église et de plusieurs ONG internationales, certains de ces espaces protégés par rapport au conflit armé se sont fortement cristallisés au cours des dernières années. Ils se sont vus conférés une dimension symbolique forte en tant que modèle exemplaire de la communauté locale autonome, en situation de “résistance” non-violente face aux groupes armés et face à un État largement absent.
La délimitation de ces espaces protégés par rapport au conflit armé colombien a marqué le succès relatif de différentes initiatives originales d'action collective et de prise de parole émergeant au sein de regroupements de personnes déterritorialisées, totalement coupées de leur milieu social d'origine et soumises à la politique de terreur des groupes armés. Dans un contexte de conflit armé chronique et de faible présence étatique, ces mobilisations sociales de [desplazados] ont visé à recréer du lien social au sein de groupes sociaux déstructurés par la guerre. Elles ont aussi eu pour objectif de reconquérir les terres de petits paysans parcellaires qui ont été spoliés au cours des différentes phases d'intensification du conflit armé.
Ces mobilisations collectives ont donc constitué une forme de resubjectivation politique et de reterritorialisation des [desplazados] dans des espaces soumis de fait à l'emprise multiforme des groupes armés. La délimitation de ces espaces protégés par rapport au conflit armé a mêlé des stratégies de refuge et de survie développées par les [desplazados] à des formes fragiles de “résistance” et de prise de parole contre la logique de violence des groupes armés. Ces différentes stratégies ont abouti à des formes originales d'autonomie politique et de réappropriation économique et sociale de différents territoires qui ont été perdus au cours de la guerre.
Cependant, le processus de différenciation claire de ces nouveaux espaces dits “humanitaires” par rapport à un environnement extérieur marqué par les logiques guerrières des groupes armés, n'a jamais été définitif et reste aujourd'hui très fragile. Aujourd'hui, des combattants “en civil” et des informateurs des groupes armés (guérillas et nouvelles milices paramilitaires) continuent de circuler dans ces espaces dits protégés ; ils continuent à menacer les leaders paysans les plus en vue et à provoquer des déplacements de familles paysannes. Le plus souvent invisibles et difficilement perceptibles par un observateur extérieur, ces combattants déguisés en civils n'en continuent pas moins d'exercer des logiques de domination et de terreur sur la population locale.
Ainsi, les limites de ces espaces protégés et par là même, celles qui différencient le statut de “civil” de celui de “combattant” d'un groupe armé, restent particulièrement peu marquées et fondamentalement instables. Certes, une dynamique de visibilisation de la catégorie de “population civile” dans le contexte confus et incertain du conflit interne colombien a bien été suscitée par l'émergence de ces regroupements locaux de [desplazados]. Mais elle n'en demeure pas moins un processus complexe, intermittent et largement soumis aux vicissitudes du conflit armé.