Les enfants, le corps, la culture matérielle ont été au coeur de quelques virages épistémologiques au sein des sciences sociales des trente dernières années. Après une première tentative de dénaturalisation au sein de l'ethnologie et de la sociologie des années 1930, ces trois objets d'étude s'affirment comme dignes d'intérêt sociologique autour des années 1980. Ils ont bénéficié d'un processus de déconstruction qui a mis en question le concept pré-sociologique de « l'enfant qui se développe naturellement » (James, Jenks et Prout 1998), celui d'un corps « naturel » et universel et enfin une conception des choses comme matérialité inerte, nettement séparée du monde des humains. Sont encore rares, toutefois, et surtout en milieu francophone, les travaux qui mettent en rapport ces trois dimensions et montrent la pertinence de leur articulation dans les sciences sociales. Ma contribution vise à explorer la fécondité heuristique de ce croisement en interrogeant trois dimensions.
En premier lieu, je montrerai comment le concept d'enfant acteur, véhiculé par l'anthropologie de l'enfance, entre en résonance avec des théories et des recherches accordant une importance majeure à la dimension sensible et incarnée de l'action individuelle et des pratiques sociales. L'expérience de l'enfant étant marquée par le changement corporel, et par la réflexivité inhérente à cette condition existentielle d'inachèvement, le corps vécu des enfants est, de manière non séparable, une production discursive et une réalité biologique de transformation (Prout 2000). La recherche avec les enfants peut ainsi aider à dépasser, au moins idéalement, l'opposition entre corps représenté et corporéité, et entre une approche constructiviste et une « matérialiste » plus centrée sur l'expérience psycho-physio-sociale.
Deuxièmement, j'interrogerai la pertinence du concept même de changement corporel à partir des premiers résultats d'une recherche financée par l'ANR (programme 'Enfants et enfances') : Expérience du corps et passage des âges: le cas des 9-13 ans (France et Italie). Les entretiens et les observations menés au sein d'une vingtaine de familles habitant en Alsace, Lorraine et Vénétie, en milieu rural et urbain, de différentes typologies familiales, permettent de dégager quels donnés biologiques font sens selon les acteurs, les âges, les genres et les situations sociales, à quels moments ils deviennent des événements ou des ruptures dans la biographie enfantine et quels sont les modes de légitimation différentiels de ces changements. Le corps en transformation implique en outre des pratiques anthropopoiétiques (Remotti 2003) impliquant des objets, des usages et des savoir-faire qui y sont liés (ex. le maquillage) : le corps non-fini trouve des amarrages et des outils pour baliser les mutations, dans une culture matérielle qui participe à la structuration des conduites individuelles et sociales par des techniques de soi.
Troisièmement, j'avancerai l'hypothèse que l'incertitude relevant du corps en transformation demande un maillage des temps dans lequel se rencontrent la définition instable des frontières entre les âges, la longue durée de la transmission familiale et l'organisation temporelle des vies enfantines.